Parmi les chercheurs qui s’intéressent aux liens entre mécanique quantique, conscience et cerveau, Henry Stapp est une figure majeure dont les travaux méritent d’être davantage connus par le public français.
Physicien de l’université de Berkeley en Californie, Henry Stapp a travaillé en Europe avec des monstres sacrés tels que Wolfgang Pauli ou Werner Heisenberg. La question du lien entre conscience et physique quantique le taraude depuis le lycée, avoue-t-il dans son livre « Mindful Universe » (L’univers conscient), paru en 2007.
Rappelons, en le résumant d’une formule, le « problème difficile » posé par le philosophe australien David Chalmers : « Comment quelque chose d’aussi immatériel que la conscience peut-il émerger de quelque chose d’aussi inconscient que la matière ? » Et notons au passage que cette question pose a priori que la conscience émerge de la matière, ce qui est précisément remis en question par Stapp et d’autres.
Henry Stapp est aujourd’hui l’auteur d’une théorie qui lui vaut une forte reconnaissance parmi les spécialistes de ces problèmes, notamment parce qu’il s’appuie – au contraire d’autres modèles comme celui de Roger Penrose/Stuart Hameroff – sur une interprétation orthodoxe de la mécanique quantique et non sur une version « exotique » de celle-ci. En fait, il ne se contente pas de « l’interprétation de Copenhague », qui est la version la plus communément admise de la physique quantique, mais il se réfère aux travaux du grand mathématicien John Von Neumann. Celui-ci a notamment théorisé la non-commutativité des opérateurs de vitesse et de position d’une particule, qui a directement inspiré la géométrie non-commutative développée par le mathématicien français Alain Connes.
Quand la conscience modifie le cerveau
Henry Stapp commence par une observation simple : les neurosciences contemporaines sont fondées sur la biologie et la physique classique, et ignorent la physique quantique. C’est à ses yeux une première absurdité puisque le cerveau, composé de molécules, puis d’atomes et donc de particules, est nécessairement le siège de phénomènes quantiques. Stapp poursuit son raisonnement en s’appuyant sur les cas où un acte conscient est capable de volontairement modifier les modalités par lesquelles l’information est traitée, et modifie finalement les mécanismes cérébraux impliqués eux-mêmes. On parle de neuroplasticité dirigée, appliquée à des états pathologiques, par exemple le traitement des Troubles obsessionnels compulsifs (TOC) ou des phobies. Si le cerveau des personnes atteintes par ces troubles fonctionne de façon « automatique », le TOC ou la phobie prennent le dessus. Mais, grâce aux thérapies cognitives et comportementales, on peut amener le fonctionnement mental du sujet à reprendre le contrôle. Et l’imagerie cérébrale par IRM pourra montrer qu’un réseau neurologique sain s’est remis en place, se substituant au réseau pathologique, qui « tournait en boucle ». C’est un cas où « l’effort mental conscient » influe sur le fonctionnement du cerveau. Nous avons donc un exemple d’influence « top-down » (du sommet vers le bas) où la conscience agit sur le cerveau, au contraire du modèle dominant en neurosciences qui veut que seules des influences « bottom-up » (de la base vers le sommet) soient possibles (i.e. l’activité du cerveau « produit » la conscience). Certes, cet effort mental conscient est lui-même corrélé à une activité cérébrale, mais Stapp maintient que rien n’oblige à considérer qu’il est « produit » par celle-ci.
Un autre exemple de contrôle mental conscient exercé sur un fonctionnement cérébral automatique est donné par des expériences où l’on soumet des personnes à des images érotiques. En l’absence d’effort conscient, son système limbique est sollicité et le sujet est sexuellement excité. Mais celui-ci est capable de ne pas ressentir l’excitation par un effort conscient délibéré. Au passage, ce genre de capacité nous distingue des animaux. Selon Henry Stapp, expliquer ce comportement en termes de mécanismes cérébraux est une contrainte forte et contre-intuitive. C’est bien l’état mental qui prime dans ce cas sur l’état cérébral.
Le choix de l’agent conscient
Le deuxième point clé de la théorie de Stapp est directement emprunté à Von Neumann. Là où l’interprétation de Copenhague refuse de faire entrer l’observateur dans le système quantique, formant un seul système avec l’objet observé, l’interprétation de Von Neumann le fait. Dit autrement, la théorie quantique rend compte de l’effet que des choix conscients ont sur le monde observé, mais pas de la manière dont ces choix sont effectués. Or, selon Von Neumann, le choix traduit l’action libre d’un agent conscient. C’est donc l’action de cet agent conscient qui est primordiale. Von Neumann appelle « process 1 » ce choix de « poser une question » préalable à toute mesure quantique. L’acte de mesure lui-même, décrit par l’équation de Schrödinger en termes statistiques, est le « process 2 », que l’on appelle aussi « réduction de la fonction d’onde ». Stapp résume en soulignant que tout acte d’observation en physique quantique dépend d’une question préalable portant sur le résultat attendu de cette observation (ou mesure). Le process 1 est un choix conscient effectué par un agent, le process 2 donne une réponse à la suite d’un choix effectué aléatoirement par « la Nature ». Le résultat est une augmentation d’information sur l’état du système observé.
Le troisième pilier de la théorie d’Henry Stapp est ce que l’on appelle « l’effet Zénon quantique ». Le philosophe grec Zénon nous a légué moult paradoxes propres à stimuler la réflexion, en particulier sur la nature de l’espace et du temps. Ainsi, si l’on observe une flèche tirée d’un arc pendant un temps très court, au cours duquel elle n’occupe finalement que son propre espace, on peut considérer que cette flèche est immobile pendant cet instant. Si l’on applique le raisonnement à chaque instant, la flèche est totalement immobile ! Par analogie, on appelle « effet Zénon quantique » une situation où l’on « fige » l’état d’une particule atomique instable en l’observant en continu. Si l’observation est maintenue, la particule ne se désintègre pas. Précisons que cet effet est connu en physique et n’est pas propre à la théorie de Stapp.
Celui-ci propose que cet effet est précisément ce qui est produit par l’effort conscient d’attention dont tout un chacun est capable par sa seule volonté. L’attention consciente « maintient » en place un modèle d’activation neuronale qui s’impose à un fonctionnement « automatique », lequel peut même être inconscient.
Remarquons pour finir que l’attention consciente est la base de certains types de méditation qui consistent à être conscient de ce qui se produit en nous et autour de nous, sans attribution émotionnelle ni jugement intellectuel, et qui requièrent un effort constant. Une hypothèse de travail est que cette attention module l’activité du cortex préfrontal. Nous avons à nouveau une action de l’esprit qui se traduit physiquement. Ainsi, la façon dont une personne dirige son attention modifie à la fois son expérience consciente et son état cérébral.